La situation économique
L’économie grecque est aujourd’hui au centre des contradictions du capitalisme européen et est également son maillon le plus faible. La crise en Grèce a été déclenchée par l’accumulation massive de la dette et l’incapacité de la bourgeoisie grecque de la contrôler. Néanmoins, les causes réelles doivent être recherchées ailleurs. En 2001, la Grèce a rejoint l’Union économique et monétaire (UEM), en cédant le contrôle de sa politique monétaire à la Banque centrale européenne. Le consensus informel était que la Grèce, l’Irlande, le Portugal et d’autres pays de la périphérie de la zone euro auraient accès, à travers la nouvelle monnaie, l’euro, à des prêts moins chers. D’autre part, ils pourraient absorber encore plus de produits du centre européen (voitures allemandes, avions de combat français, etc .). Le résultat à court terme a été que les taux de croissance économique de presque tous les pays ont augmenté. Alors que les pays du centre ont eu accès sans problèmes à des marchés plus vastes et ont fait des bénéfices, les pays de la périphérie européenne ont basés leurs économies sur l’argent emprunté, sans imposer de lourdes taxes à leurs bourgeoisies et à leurs entreprises. En même temps, la baisse des revenus du travail dans le PIB, pendant les années 2000 dans presque toute l’Europe, a nécessité une nouvelle augmentation des emprunts pour maintenir les niveaux de la consommation. Cela a conduit à la crise de la sur-accumulation du capital qui frappe l’Europe aujourd’hui. Par conséquent, pendant les années 2008-9 les pays de la périphérie européenne ont été contraints, par les pays du centre, à fournir des garanties pour la solvabilité de leurs banques, tandis que leurs déficits grimpaient à des niveaux insoutenables.
Ainsi, la société grecque est aujourd’hui confronté à une dévastation économique sans précédent, gérée par la troïka (Union européenne, FMI, BCE) et la bourgeoisie indigène. Le gouvernement a mis en œuvre une politique d’austérité qui a réduit les salaires et les pensions de plus de trente pour cent en trois ans. Le salaire minimum légal s’élève à €568, mais la plupart des employeurs payent moins que cela. En même temps, la pauvreté s’accroît, apparemment dans le but de réduire la dette. Cependant, la politique d’austérité a conduit à la mort lente des travailleurs, des chômeurs et des pauvres, tout en augmentant la dette grecque. Par ailleurs, les revenus du travail dans le PIB baissent, puisque les salaires et les pensions tombent, tandis que les prix sont stables ou en hausse. En fait, les deux programmes d’austérité qui ont été imposés à la Grèce (mais aussi ceux imposés à l’Irlande, au Portugal et à l’Espagne) ont pour but exactement cela: réduire les coûts du travail pour augmenter les bénéfices et pour maintenir la rentabilité des banques et des grandes entreprises. Le slogan du «problème de compétitivité» que l’on entend tous les jours par les médias, est simplement un euphémisme pour assujettir la dignité humaine de la grande majorité du peuple aux bénéfices d’une minorité.
Avant de traiter la question des luttes qui ont eu lieu en Grèce au cours des trois dernières années, je dois souligner certains éléments importants concernant les caractéristiques internes du capitalisme grec, et les pressions extérieures. Tout d’abord, comme l’Espagne et le Portugal, la Grèce n’a eu qu’une existence éphémère en tant que démocratie libérale bourgeoise, plus précisément d’une durée de moins de 40 ans. Depuis 1974, l’économie grecque a eu du mal à suivre le rythme des réformes politiques rendues nécessaires par son processus de “l’européanisation” ou bien les réformes visant à éliminer ses structures économiques quasi-féodales. Deuxièmement, à cause des liens entre le développement de l’économie grecque et le processus d’européanisation, les capitalistes grecs se trouvent étroitement liés aux marchés européens et aux intérêts du capital européen. Troisièmement, l’État grec a toujours été l’absorbeur principal du sur-travail au sein de l’économie grecque, liant les intérêts des capitalistes et des politiciens grecs. La relation symbiotique entre l’État et la classe bourgeoise grecque doit être au centre de toute analyse détaillée de l’état actuel du pays.
La situation des luttes
Depuis 2009, la Grèce a connu une série de mesures d’austérité, aboutissant à dix trimestres consécutifs de croissance négative, de niveaux de pauvreté et de chômage records. La catapulte de l’austérité a d’abord été lancée par le PASOK (centre-gauche), élu en 2009 avec un mandat fort. Après des agitations sociales de masse, ces mesures ont été renouvelées par une coalition comprenant PASOK et Démocratie Nouvelle (centre-droite), avec un ancien vice-président de la Banque centrale européenne, Lucas Papademos, en tant que premier ministre.
Un des buts économiques de ces mesures d’austérité a été de maximiser la quantité de sur-travail transféré de la classe ouvrière grecque aux banques grecques et européennes, ainsi que de garantir leur rentabilité. Ce surplus peut être extrait soit par l’exploitation directe des travailleurs par l’état, soit par l’oppression économique, aboutissant à augmenter les profits de ces mêmes sociétés.
Prenons le cas de l’exploitation directe d’abord. Au cours des trois dernières années, l’état grec a massivement augmenté les impôts sur la classe ouvrière. La Grèce a un des plus lourds fardeaux d’impôt sur le revenu du travail au sein de l’OCDE. En outre, les entreprises publiques grecques, comme par exemple la Société Publique d’Électricité (DEH), ont augmenté leurs prix de plus de 12 pour cent au cours des deux dernières années.
En même temps, l’extraction directe du surplus par les impôts, a été assurée par quelques mesures sans précédent: un «impôt d’urgence» récent devait être payé à travers la facture d’électricité. La pénalité imposée faute du paiement de cet impôt a été la coupe de l’électricité. Cette décision a engendrée un mécontentement énorme dans la société grecque, puisque les retraités pauvres et les chômeurs pouvaient se retrouver sans chauffage ni électricité. Cette mesure a été récemment déclarée inconstitutionnelle par la Cour suprême grecque.
L’oppression économique a eu lieu moyennant (1) l’application de hausses de prix par les entreprises, (2) l’expansion agressive des programmes de privatisation et (3) la remise en cause des droits des grévistes et des travailleurs. Un cas frappant de cette oppression est l’application de hausses de prix des entreprises privées de péage. Pendant les élections du 6 mai, ceux qui avaient besoin de quitter Athènes pour pouvoir voter à la campagne devaient payer un péage pour sortir de la ville. Ceux qui ont refusé de payer ont été invités à payer par la police qui imposait l’application de ces prix à l’endroit même. Il aurait été plus facile d’installer des machines à sous à l’entrée de tous les isoloirs, pour que tout le monde puisse acheter son propre droit de vote sans prétention de liberté ou d’égalité.
Ces formes d’exploitation et d’oppression que je viens de décrire ont généré de fortes réactions populaires. Un de ces mouvements a été fondée en 2010, afin de réagir contre les nouveaux impôts et à la hausse des prix de péage. Ce mouvement, dit «Je ne paie pas», est toujours actif dans les luttes contre l’exploitation et l’oppression économiques.
En effet, jusqu’en 2008, l’État grec a agi comme une gouvernante du capitalisme grec, afin de nettoyer les masses de sur-travail une fois générées. Il l’a fait en distribuant les contrats de travaux publics (légalement ou non), en soutenant les bilans des banques, etc. Donc jusqu’en 2008, les classes politiques grecques remplissaient le rôle que jouait l’aristocratie dans le capitalisme Anglais du 19ème siècle. Depuis 2009, néanmoins, l’état grec a montré ses dents en tant que chien de garde de la propriété capitaliste grecque. Mais à chaque étape d’austérité il y a eu une série de contre-mesures prises par les syndicats et les mouvements sociaux à l’échelle municipale, provincial et national. Depuis 2009, plus de 50.000 emplois ont été coupées dans le secteur public, et plus de 200.000 dans le secteur privé. A toutes ses mesures, les travailleurs grecs ont répondu avec plus de 15 grèves générales et des innombrables manifestations.
Je crois qu’il faut démonter ici quelques positions idéologiques consistant à affirmer que la machine étatique est trop lourde parce qu’elle se base sur une administration pléthorique, comme: “L’état grec est trop grand.” La Grèce a moins de fonctionnaires publics par habitant que la Belgique ou la France. Elle est également parmi les derniers pays dans l’UE-15, en ce qui concerne le nombre d’infirmières par habitant,le nombre d’enseignants dans l’enseignement primaire, et a un nombre des plus élevés en ce qui concerne les personnes sans accès au logement par habitant, au chauffage ou aux repas.
De la résistance active
Je pense qu’on puisse distinguer entre la résistance active et passive. La résistance active, dans le sens qui m’intéresse, consiste à la résistance qui est non seulement opposée à l’état actuel des choses, mais indique aussi un moyen d’en sortir. La résistance passive est uniquement opposé à l’état actuel des choses, et n’envisage plus que le status quo antérieur à l’austérité. La plupart des grèves et des mouvements en Grèce, à l’heure actuelle, sont de résistance passive par la forme ou la conception. L’une de ces grèves, à une usine d’acier à Athènes, a duré plus de six mois. Elle a, par ailleurs, le caractère, et peut-être la signification symbolique, des grèves pré-1990. Le public grec a montré beaucoup de sympathie pour la cause des aciéries.
Les formes actives de la résistance dont j’ai parlé montrent la voie vers une meilleure forme d’organisation sociale. Ce sont des îlots de l’avenir dans une mer du passé. Ce sont certains efforts d’auto-gestion, aboutissant à l’auto-organisation démocratique. Par exemple, après que son patron avait déclaré faillite, le journal grec Eleftherotipia a été saisi par ses propres journalistes et géré par eux-mêmes. Ils ont, jusqu’à présent, publié deux exemplaires de leur journal intitulé «Les travailleurs». La chaîne de télévision ALTER, dont le propriétaire a aussi voulu déclarer faillite, est également saisie par ses propres journalistes, même s’ils ont jusqu’à présent limité leurs actions à une activité de dénonciation. Il y a également eu d’occupations de courte durée d’hôpitaux, où le personnel a essayé de gérer son lieu de travail sur base du principe communiste de la satisfaction des besoins (comme il est récemment arrivé à Kilkis, au nord du pays). Il est très difficile, bien sûr, que ces îlots du socialisme ne soient pas frappés presque instantanément par la vague d’hostilité capitaliste. Une masse critique de résistance active est nécessaire pour la surmonter.
Mais où se trouvent les indignés grecs eu regard à cette distinction? La question des indignés est compliquée, et je ne tenterai pas de l’analyser aujourd’hui. Le mouvement à Athènes a duré environ deux mois et sa demande de «démocratie réelle» a été importante pour éveiller les esprits. Je pense que les indignés constituent un mouvement intrinsèquement progressiste, puisque les formes de démocratie qu’ils envisagent et la forme de solidarité qu’ils représentent, sont intrinsèquement opposés à la fois au fascisme, à des formes de l’idéologie nationaliste mais aussi au néolibéralisme. Néanmoins, ce mouvement ne peut pas accomplir ce qu’il veut, c’est-à-dire la «démocratie réelle», sans la participation et le soutien actif des travailleurs. Car la cause principale de nos difficultés actuelles est due aux structures économiques de notre système, c’est-à-dire la propriété privée capitaliste. Un véritable changement dans ces relations économiques nécessite une transformation démocratique surtout aux lieux de production. Autrement dit, il y a des limites très strictes à ce que les indignés peuvent accomplir sans affranchir les travailleurs, quelle que soit la force qu’ils atteignent en tant que mouvement social.
Que faut-il faire?
Petit commentaire sur l’avenir: A ce stade, il me semble possible que SYRIZA, la coalition de la gauche en Grèce, puisse remporter une majorité lors des élections du 17 juin. Étant donné qu’il n’y aura pas au parlement une force d’attraction vers la gauche (à l’exception du PC stalinien), SYRIZA devra se déplacer vers la droite pour gouverner. Sinon, il pourrait y avoir une coalition d’austérité des partis de droite et de centre-gauche sous le prétexte qu’autrement il n’y aurait pas de gouvernement. De toute façon, ce n’est pas du tout certain en ce moment que la Grèce aille bientôt se débarrasser de l’austérité.
Cela dit, SYRIZA a fait une campagne en s’appuyant sur la nationalisation des banques, une suspension des paiement de la dette, la mise à disposition d’un revenu de base inconditionnel pour tous les citoyens, et une redistribution substantielle du revenu. Ces revendications ressemblent à ce que les socialistes appellent de ‘transitionnel’. Elles sont transitionnelles parce qu’elles jettent un pont entre notre propre société et un monde meilleur.
Comme le chômage augmente, le nombre de grèves augmente, et le mécontentement des travailleurs grandit, il est très important que les travailleurs trouvent des façons de communiquer et de coordonner leurs actions. Cela nécessitera la création d’organisations démocratiques de base, qui revendiqueraient un droit à une vie décente, au travail, au contrôle démocratique de l’économie, etc. En outre, comme de plus en plus d’entreprises font faillite, les travailleurs auront davantage de possibilités pour les occuper et les gérer par eux-mêmes. La réussite d’un tel projet nécessite une stratégie socialiste réunissant les revendications et les pratiques des travailleurs (avec la création de comités de gréves, etc.). Tout cela se traduit, à la fin, par la demande d’une économie démarchandisée, c’est-à-dire qui vise à servir les besoins humains, et non pas la valorisation et l’accumulation du capital.
La conjoncture actuelle est donc une opportunité pour la gauche radicale et anti-capitaliste. La cause profonde de cette crise capitaliste, et la raison pour laquelle elle ne cesse de s’approfondir, est la déconnexion entre le profit et les besoins humains et sociaux. Le remède à cette situation consiste en la création d’une économie démocratique géré par les travailleurs. Plus d’un quart du peuple grec a voté pour ce diagnostic mais aussi pour ce remède socialiste aux élections du 6 mai. Autrement dit, ces Grecs ont voté pour une confrontation avec les conditions mêmes qui ont généré la tempête où ils se trouvent. La gauche radicale grecque et européenne a maintenant l’obligation de résoudre cette confrontation au profit du peuple grec, et du peuple européen.